Le Soleil de Colombie, vendredi 11 mars 1988 - 13 VOYAGES Par Jean-Claude Boyer Le 2 décembre 1984. Le soleil vient 4 peine de se lever. En arrivant dans la capitale algé- rienne, aprés une nuit cahotique dans un train bondé, Linda (une _ jeune anglophone unilingue de l'Ontario avec qui je voyage depuis quelques jours) et moi n’avons qu'une idée en téte: trouver un restaurant. Nous devons d’abord monter, sac au dos, 4 demi-somnambules, un long escalier qui méne sur la Rampe de la Pécherie. Devant nous, de grandes _ facades blanches, alignées a perte de vue, jettent un regard hautain sur les flots bleus de la Méditerranée. Alger - les Boulevards Le quartier du vieux port bourdonne déja d’activités. Nous entrons dans un grand café minable, Place des Martyrs, ou s'entassent pas moins d'une centaine de «léve-t6t» arabes. Pas une seule femme. Tout le monde semble bavarder en méme temps. Un des serveurs crie comme un sourd. Les déchets sont jetés. par terre, machinalement. On nous fixe des yeux. C’est surtout la jolie Linda que l’on dévisage, bien entendu. Quel délice qu’un bon croissant trempé dans un café au lait tout chaud! Je feuillette un journal local frangais laissé 14 sur la table. En quittant les lieux, nous nous mettons en quéte d’un -hétel bon marché. Attroupement de badauds sur un trottoir autour d’un jeune homme ensanglanté. (Accident?) Une pluie rafrai- chissante commence son petit chant monotone. Nous déni- chons, Dieu merci, un hétel convenable... avec eau chaude. Douche. Repos, divin repos. Puis couscous, suivi d'une sieste prolongée. Aprés-midi de détente dans notre chambre, 4 labri du mauvais temps. Ma compagne me raconte mille petits faits quelle a vécus en Nouvelle- Zélande, Malaisie, Sri Lanka, Bangladesh, Pakistan et, surtout, en Inde, sachant que je détiens un visa indien de trois mois: «Ya un monde fou, ne cesse-t-elles de répéter. Ya toujours, toujours du monde en train de te fixer des yeux. C’est effrayant Elle ne Récit d’un tour du monde Alger la blanche ménage pas ses conseils: ne boire que de l’eau bouillie; ne jamais prendre sa douche pieds nus; éviter de sortir argent ou passeport de son ceinturon en public; ne jamais compter son argent qu’en cachette; appren- dre a dire «bonjour», «s’il-vous-' plait», «merci» dans la langue du pays; etc. Son tour du monde tirant asa fin, elle me donne son cadenas a combinaison, un produit contre les moustiques, un petit réchaud compact... La pluie s’arréte et reprend par intervalle, fine, discréte. Des priéres a Allah s’élévent d’un minaret voisin. Nous ajoutons quelques lignes a nos journaux de voyage et griffonnons sur des cartes postales (dont une centiéme que jadresse 4 ma mére) nos souhaits de Noél et du Nouvel An a nos parents et amis. Jeme couche al’heure des poules. Linda poursuit son «devoir» épistolaire, assise en yogi sur son lit branlant, avant de se mettre a jouer a la patience. J’ai peu de mal a m’endormir, malgré les récits palpitants de ma compagne qui me hantent l’imagination. Allah nous réveille tét, le lendemain matin. Nos visas de sept jours nous obligeant a prendre le train pour la Tunisie dés ce soir, nous nous entendons pour consacrer notre seule journée de visite a la partie européenne de la ville, créée a partir de 1830, date de la prise d’Alger par les Frangais. Tant pis pour la vieille ville arabe grimpant 4 l’assaut des collines du Sahel; tant pis pour l’exotisme de ses rues €troites toutes emmélées, que l’on devine fort animées, et les minarets des mosquées... A nous deux, pour quelques heures, le coeur des nouveaux quartiers (qui s’éten- dent le long de la vaste baie circulaire) avec ses _ larges avenues, ses nombreuses places et sa concentration de batiments officiels et commerciaux. Longue promenade. Vues plongeantes sur le vieux port. Terminus de bus surpeuplés. Marché fébrile. Musulmanes voilées, gamins aux beaux yeux clairs, défilé de misérables. Mosquées (dites «la Grande», ou «de la Pécherie», ou «Ket- chaoua») , rue Larbi Ben M’Hidi, Place Kennedy, Théatre Natio- nal, hétel Aletti... Balcons enjolivés a la mérédionale. Elégants palmiers ici et 1a. Drapeaux presque immobiles: étoile et croissant rouges sur fond vert et blanc. Nous nous rendons ala Grande Poste toute blanche. Quel bel édifice! Boulevard Khémisti: végétation tropicale, larges escaliers, monument cen- tral, arbustes taillés, fleurs rouges dans des parterres jaunis, horloge en fleurs... Mais que le temps passe vite! Repos dans un bistrot paisible. Un jeune soldat n’en finit pas de tortiller sa moustache devant un miroir (ce conseiller des graces féminines et du charme mascu- lin) accroché au mur prés de sa table. Sa mine est celle du parfait don juan arabe. Il pratique son sourire, dirait-on, comme pour en faire l’arme maitresse de ses conquétes amoureuses. Nous devons maintenant aller acheter nos billets pour le seul train quotidien Alger-Tunis, a 19h30. La file d’attente, compo- sée presque _—_ exclusivement d’hommes, est longue en cette avant-veille de la Noél ° des Musulmans (naissance de Maho- met le 5 décembre) . Linda insiste pour attendre elle-méme dans la file. Je m’asseois donc ov je peux: entre un vieil Algérien enturban- né et un jeune fumeur qui semble prendre plaisir 4 m’enfumer le visage et qui crache sur le plancher a tout instant, vigou- reusement. Aprés quelque 45 minutes d’attente, Linda se voit fermer le guichet au nez: c’est l’heure du «déjeuner»! Rien ne sert de rager, il fallait arriver plus tét. Nous prenons l’ascenseur, sorte de tour blanche dressée devant la gare, pour retourner 4 la Place des Martyrs observer la foule des piétons. Que de jeunes gens a ne rien faire, comme si la vie était éternelle! Une demi-heure avant la réouverture des guichets, la longue file est déja reformée. Je n'y vois qu'une seule femme (voilée) 4 part Linda. Achat des billets, sans possibilité de faire des réservations, bien sar. En nous choisissant ensuite un restaurant, nous remarquons l’absence compléte des femmes dans ces établissements publics. Et comment ne pas remarquer ee sur les trottoirs, parfois, celles qui ne montrent a peine qu'un oeil. Suit la visite d’une exposition sur la guerre de l’'Indépendance algérienne (1954-1962): photos et affiches saisissantes, journaux, armes, etc. Puis derniére promenade, cette fois chacun de son cété. J’entends Enrico Macias chanter un de ses grands succés. Inscription en mosaique incrus- tée dans un trottoir devant un batiment ordinaire: AU GAGNE-PETIT. Le ciel nua- geux s’obscurcit de plus en plus. Des ampoules électriques s’allu- ment dans un marché typique: amoncellements de fruits, légu- mes, viandes, é€pices, articles divers, disparates. Oeufs dans des sacs en plastique et régimes de dattes se cétoient sur le bord des petits toits. J’iachéte une bonne quantité de ces petits fruits, _ceux-la méme qu’on. offre en festin sucré aux mouches depuis ce matin, sans doute. Tiens! un chien. Le seul d’Alger? Qu’on est loin de- Paris, cette capitale européenne de la race canine. Japercois un aliéné mental qui répéte sans cesse: «Nous contz- nuons les opérations. Nous continuons les opérations». Il s'arréte pour €crire je ne sais quoi Alger - La Mosquée Ketchaoua avec son index sur un mur, et il reprend sa petite rengaine, rythmée par sa démarche nonchalante. Il est temps que j’aille rejoindre Linda a notre hétel. Je ressens maintenant une hate folle de me et encore rendre en Tunisie, davantage en Egypte et en Israél. Je me fiche méme de ne pas avoir profiter de ce bref séjour pour visiter le Musée du Prado, la cathédrale du Sacré-Coeur, le jardin d’Essai riche de 3,000 essences différentes... Dernier coup d’oeil sur le port et la mer immense perdue dans l’obscurité avant de redescendre le long escalier, sac au dos. Et, au moment d’entrer dans la gare, dernier coup d’oeil en contre- plongée sur Alger la Blanche, dont le nom arabe «Al-Djaza’ir» signifie «des iléts». J'ai tout a coup limpression étrange que je ne reverrai plus jamais cette capitale de prés de deux millions d’habitants, ancienne cité romai- ne devenue la plus grande agglomération d'Afrique du Nord aprés Casablanca. Elle n’est pourtant qua 800. km de Marseille. Longtemps aprés mon retour a Vancouver, la lecture d’un court passage de Bel-Ami (Maupas- sant) a suffi pour ramener a ma mémoire, comme si jy étais encore, «la physionomie étrange et charmante d’Alger, cette antichambre de I’Afrique mysté- rieuse et profonde». N’attendez pas 20 de plus! Mettez du Soleil dans votre vie dés aujourd’hui.