a tt - _ Claude Breuer / “Une journée un peu chaude” Un Belge naturalisé Canadien publie en France un roman...québécois. PARIS — En voila un qui n’‘a pas fini de rendre des comptes. On lui en demandera, c'est sar. Belge d’origine, arrivé au Canada en 1951, Claude Breuer connait la vie des bois, passe: plusieurs an- nées chez nous, se fait méme naturalisé. Mais cela ne suffit pas a lui donner des racines, il parcourt le “vaste mon- de”, c'est en réalité un *Survenant”, un gars de passage que vous héber- gez une nuit ou un hiver sans savoir quel matin il reprendra !a route avant méme que vous n’ayez eu le temps de vous réveil- ler. “Un importé”’, en somme, Et voila que ce nomade pas vraiment de chez nous, cet "étrange”’ nous prend notre folklore des bois, nos chemises a carreaux, nous jurons, ‘nos saouleries et nos pi- pées- le- soir- a- la- fraiche- sur- le- -pas- des- portes et qu’avec tout ca il fait un livre, comme si tout ca’était a lui, un livre qu‘il s’en va faire éditer en France par- dessus le marché. Comment peut-on lui pardonner une telle trai- tise? Pour l'instant, en at- tendant le sort qu’on lui réservera au Québec, Claude Breuer connait un beau succés en France avec “Une journée un peu chaude”. Tiré a 3,000 exemplaires, le livre est aujourd’hui introuvable, V’éditeur Robert Morel doit se presser d’en im- primer une deuxiéme édi- tion destinée a une gran- de diffusion. La presse francaise a réservé au bouquin un accueil trés favorable et souvent en- thousiaste. On a méme pu esperer un moment que Breuer soit le titulai- re du prix Interallié 1971. Ca n’a pas marché mais le livre, lui, continuera de “marcher”’, la France nous l’imposera, on le re- cevra en pleine figure; aussi bien s’y faire tout de suite et voir ce qu'il y - a la- dedans. PETITE HISTOIRE D'UN MANUSCRIT D’abord, justice a Claude Breuer sur une “traitrise’ dont il n’est pas responsable: s’il est édité en France, c’est qu’a Montréal, ot il a d’abord présenté son li- vre, on n’en a pas voulu.: Deux éditeurs l’ont réfu- sé. Méme histoire a Pa- ris. C’est finalement un petit éditeur de province, une sorte de franc- ti- reur de la profession, qui osera. .. Son flair ne 1’au- ra pas trompé. Aujour- d’hui, ces messieurs des grandes maisons d’édi- tion, mémoire un peu courte ou secrétariat trop en désordre, demandent a Claude Breuer: ”Mais pourquoi ne pas nous avoir montré ce -texte?’ La vengeance est dou- “ce... Non, en reahte Claude Breuer ne ‘veut pas se venger. Son suc- ces actuel l’étonne et le ravit... et lui fait méme un peu peur: le monstre a succés, ce n’est pas son genre, il fuit le vedetta- riat et l’étiquette. Il se cache quelque part a Pa- ris avant de se sauver en Provence, _n’ouvrant sa porte qu’a quelques amis. Claude Breuer n’est sur- tout par un “auteur”, cest un homme qui en- tend se préserver, ne pas se perdre, ne pas s’étioler dans la mondanité, lui qui s’est mis tout entier dans son oeuvre et qui doit encore nous donner deux suites a “Une jour- née un peu chaude”. UNE ODEUR DE SAPIN J’ai rencontré un Clau- de Breuer heureux de son succés, mais un peu an- xieux sur l’accueil qu’on lui fera au Québec. Cette traitrise dont on parlait tout a I’heure, ce vol de notre intimité par un "étranger” qui la fait sienne et s’én va l’expo- ser de par le monde... comment les Québécois prendront - ils la chose? Disons d’abord que le li- vre de Claude Breuer est bien autre chose qu’un roman folklorique, qu’il est méme surtout “autre chose”. De prime abord, c'est vrai, “Une journée un peu chaude” est plein de cette couleur locale que nous connaissons bien: la forét, les gars de bois a l’odeur de sapin et de gros tabac, les lacs, ws riviéres, le commis, les “shacks”, Jes canots et les billots, Ja pipe, le silence et les rouleuses, les jurons, la biére et la descente en ville.. tout y est. Le narrateur nous améne a Baie Carriére aux confins de |’Abitibi et du Témiscamingue. On entre dans la vie d'un poste reculé ou avancé? d’une compagnie de pa- pier; on y arrive 1’été quand les hommes sont occupés 2 la flottaison du bois coupé lhiver d’a- vant, en attendant la coupe de !’hiver suivant. VOYAGE AU BOUT DU MONDE ET DE SOI-MEME Claude Breuer situe son roman, il aime mieux lire son journal, au Qué- bec, parce que cst la que l’aventure a com- mencé pour lui, La ou ailleurs, nous ne sommes pas des anges, toute his- toire a ses-racines bien terrestres, son horizon particulier. A 21 ans, Claude Breuer arrive au Québec, plonge carré- ment dans le pays, Ss'y enfonce et c’est le com- mencement d’une aventu- re avant tout intérieure, d’une quéte de soi qui de- viendra aussi une quéte de l’autre et du. monde. Soi, autrui et le monde, cest a ce niveau que Claude Breuer veut qu’on Je comprenne, au niveau des réalités ‘humaines les plus simples, les plus fondamentales. Dans un cadre bien Québécois, il nous fait vivre avant tout une aventure universelle, au coeur de chacun de nous: la recherche de soi, de son identité, la con- quéte de sa liberté. "Une journée un peu chaude” c’est le journal d'un homme (anonyme dans le récit) qui entre- prend un voyage au bout du monde et au bout de soi. Au bout du monde ou il coupe avec son pas- sé, le détruit, ne veut plus s’en souvenir. I! cou- pe les ponts, noye ce qui reste du vieil homme. Un homme sans racines ou qui se veut tel cherche maintenant le fond réel de son étre. Qu’y a-t-il au | bout du moi? A-t-il seule- ~ ment un nom, est-il seu- lement “quelque chose’? Ou est-ce le vide? Avec une sorte d’obsti- nation aveugle, fatale, le narrateur entreprend le long voyage au bout de soi, comme un pélerinage ancien plein de durs sa- crifices qu’on peut aban- donner a chaque étape, mais qu'on méne malgré tout a son terme. Baie Carriére, c’est la que tout se passe. Plusieurs fois tenté de quitter le poste, le narrateur y_ restera chaque fois malgré tout et fera méme un long et pénible trajet pour y re- venir, comme attiré la par une force étrange. Il faut qu’il méne l’aventu- re a son terme. La, a Baie Carriére, il est au centre d’un univers qui lui est extérieur et méme étrange, mais qui est aussi un reflet de ce qu’il croit chercher, de ce a quoi il s’accroche. dive trouve-.le pere- qu'il n’a pas eu; en la personne de Lavictoire,. ce “Gibraltar, ce pilier de sagesse”, toujours sur de lui, un vrai guide, Il se sent attiré par la force simple de ces hommes de Baie Carriére, leur stre- té, leur aplomb, par cette "vie vivante” dont parlait Dostoievski & propos de la rudesse et de la simpli- cité des bagnards, et qui lui manquait tant a lui, l'intellectuel souffreteux. Baie Carriére, ses hom- mes, ses arbres, c’est ce qui se présente sur le chemin de Damas d’un homme en dépossession de lui- méme, a la re- cherche de sa _ propre identité. Baie Carriére, c’est au bout du monde mais ce n'est pourtant pas le bout du vrai voyage. .Le voyage au bout_de soi, n’est pas un simple saut par-dessus son passé, un dépaysement ou un chan- gement de personnalité. C’est plus loin encore, au- dela de toute mémoire du passé et du présent. Il faut lacher toutes les amarres, tout ce qui ac- croche, perdre toute mé- moire de soi et d’autrui, faire un grand _nivelle- ment. C’est un peu l’apo- calypse. Tous les malheu- res s’abattront sur Baie Carriére, Les hommes s’en iront, a la recherche d’un chimérique uranium, la forét bralera, tout s’é- croulera. Plus rien de so- lide ne tient, ni passé ni présent, Lavictoire lui - méme ne sera plus qu’u- - ne déchéance. La mémoi- re a complétement décro- ché. Le vide s’installe — petit a petit. Il ne restera plus de Baie Carriére qu’un terrain bien nivellé au bulldozer, un morceau de terre plate et propre au milieu d’une forét fan- tome. Le narrateur lui- mé- me s’aplatit, “pense et vit a I’horizontale”. Il perd la mémoire de soi, décroche de lui- méme et devient “i’," La langue méme perd sa réalité, c’est l’a- nonymat d’up bout a l'autre. Le désespoir? Non. Plutot une sorte de silence au-dela de toute définition, au-dela du temps et de l’espace, un hiver dans une ile sans nom. C’est le bout du voya- ge, ce qu'il reste de. soi quand il ne reste rien, cest- a- dire le com-. mencement de la liberté. Peay cy XIV, EE SOLEIL, 21 JANVIER 1972