trottoir. Un pied toujours dans le vide, les yeux écarquillés, le beau Brummell est cloué sur place et le chauffeur, plus agressif encore, lui hurle : « Alors ! Vous ne m’avez pas entendu ? Filez que je vous dis ! ». Complétement dé- contenancé, |’élégant demande d’une voix toujours posée : « Qu’ai-je fait ? » et le chauffeur de lui éructer au visage : « Tu pues, tu nous empoisonnes avec ta cigarette ! ». — Jai jeté mon cigarillo avant d’entrer. — Fiche-moi le camp, tu n’as pas le droit de monter 4 bord ! — Il n’y a pas de raison ! Je suis sidéré. Cette situation est sordide ! Mon univers est menacé. Je m’apprétais 4 répondre 4 mon tour quand le coup est parti. Un geste sacri- lége, un poing béotien s’écrasant sur un nez vénérable. J’ai le temps de rattra- per l’homme étourdi qui s’affaisse devant moi. Je suis navré... et aussi géné de |’étre plus pour le sang sur son beau costume gris que pour le nez écrasé. Sur le trottoir, les spectateurs sont immobilisés par la stupeur ; le chauffeur, affolé par son propre geste, ferme brutalement la porte et, aban- donnant les passagers potentiels, démarre de toute la puissance de son pesant véhicule. Pas un bruit, pas un commentaire, quelques personnes génées se dispersent, joignant un autre arrét, se consolant 4 leur cellulaire ou tournant en rond 4 la recherche d’un téléphone vengeur. Plusieurs quidams, décidés 4 attendre l’autobus suivant, ont des regards exprimant la colére. Le charme rompu, l’indignation premiére se mue progressivement eh exaspération a Végard du blessé qu’ils tiennent, 4 présent, pour responsable du facheux contretemps. « Quel avantage avait-il 4 se faire remarquer ? II l’a cherché ce coup de poing ! » entend-on grommeler 4 la ronde. La sympathie de tout a Vheure fait place 4 la rancceur ; il vaut mieux s’esquiver. Le tenant par le bras, j’entraine le blessé, en partie aveuglé par le horion, vers la plus proche pharmacie ov, dans un large sourire, on lui annonce que le nez n’est pas cas- sé, et oll, pourtant, je peux voir s’agrandir un pif de plus en plus rouge et des cernes de plus en plus sombres. Je m’en sens autant chagrin qu’aprés avoir mordu dans un cygne 4 la créme surie. On lui arrange un pansement sans améliorer, en rien, l’esthétique générale. En aparté, la pharmacienne, cepen- dant bien charmante, me demande s’il était saoul pour aller ainsi se battre. Je ne prends pas la peine de lui répondre. Mon désarroi est total ! Est-ce pour l’aider ou pour me remonter le moral que je |’entraine dans un bar, lui offrir un cognac ? Je supplie le gargon qui, les yeux rivés sur le visage du défiguré, semble hésiter 4 nous servir de I’alcool : « Le meilleur, je vous prie ! ». Préservons du mieux possible le peu qui reste 4 sauver. 11