L’Ours Jerry appréciait le flanc des montagnes ou il avait ses quartiers. Les bicherons avaient abattu les arbres il y avait une vingtaine d’années. Subsis- taient d’énormes souches couvertes de mousse et, tout autour, poussaient généreusement de jeunes sapins, des cédres adolescents, d’épaisses fougéres, et surtout des airelliers dont Jerry se plaisait 4 happer les grappes acides a la saison. Tout en bas coulait une riviére que Jerry connaissait bien. II y péné- trait sur ces grosses pattes, l’air maladroit, mais il ne lui fallait pas longtemps pour attraper un poisson d’un geste si rapide, si précis, que méme les sau- mons, pourtant habiles dans les courants, n’en revenaient pas. II jetait sa proie toute frétillante sur |’herbe de la rive. Les écailles luisaient dans la lu- miére et, quelques minutes plus tard, |’ ours laissait sur la berge |’ aréte nue, bien nettoyée. Puis il remontait sous le couvert d’un pas nonchalant, rassasié, pour une sieste au milieu des fougéres. Quand son ourse et ses oursons des- cendaient vers la riviére, il n’était jamais loin, surveillant les alentours. II aurait défendu sa famille au péril de sa vie mais il ne cherchait pas la bagarre. Jerry était d’un naturel tranquille. Peu loin de 1a, a portée de fusil, vivait un autre ours, cousin éloigné, qui ré- pondait au nom de Conrad. Jerry et Conrad s’entendaient bien car chacun trouvait, sur ce méme pan de montagne, toute la subsistance nécessaire a la bonne santé de leurs familles respectives. Un jour de beau temps, Jerry paressait dans le sous-bois aprés avoir dépouillé avec délice plusieurs branches garnies d’airelles mifries 4 point. Bien malin celui qui aurait été capable de le surprendre, car Jerry avait I’ ceil et l’oreille aux aguets et il avait pour principe de ne jamais approcher les hommes. Les hommes sont de curieux animaux. Leurs jambes ne leur suffi- sent pas. Ils se font transporter par des engins qui fument, qui crachent, qui font du bruit et qui sentent mauvais. Leurs bras non plus ne sont pas toujours des bras ordinaires. Certains les prolongent par de longs tubes noirs qui lan- cent des éclairs et qui peuvent donner la mort. Son pére |’avait mis en garde, Jerry ! Il fallait se méfier de ces engins qu’ils appellent des trucks et encore plus ces tubes noirs qu’ils appellent des guns. Et chacun d’eux tenait une carabine. Ils parlaient bas : « Tu crois qu’ « il » va sortir ? - Dame !s’ « il » veut boire ou pécher ... - Voila déja deux heures qu’ « il » nous fait attendre ! Passe-moi une biére ! » Jerry se tapit dans les fougéres. Il entendit le bruit du décapsuleur puis, une minute plus tard, deux boites vides furent éjectées sans fagon par la portiére. Un baillement sonore. Un long silence. 15