Gastown Quand j’ai entendu pour la premiére fois le nom de Gas- town, je l’ai cru issu de la découverte, au temps des fortunes éclair, de quelque filon,, non pas d’or, mais de pétrole. Depuis, j’ai appris que Gastown vient de ‘Gassy Jack’, c’est-a-dire ‘Jack le Vantard’; et j’ai recueilli, au hasard de mes lectures, quelques traits de la vie de ce personnage haut en couleur. Chaque fois qu’on parle de Jack Deighton, surnommé Gassy Jack, et & qui, dit-on, notre ville dojt sa premiére croissance, je ne puis me défendre d’évoquer une sorte’ de joyeux lurron débarqué ici un beau jour, flanqué teaux ni marins. Et pourtant, les relents de-saumure, le cris des mouettes, entraf- nent les imaginations en d?a- ventureuses odyssées. d’hiver, Gastown s’anim comme un flot de plaisir perdu sur un océan d’im- meubles désertés. La jeu- nesse s’y adonne A la vie de bohéme. Ici, un garc¢on} a tunique de daim et A che- velure de Buffalo-Bill, dé- Par les dimanches grist el Ss clame des poémes d’avant-| garde. La, un vieillard barbe blanche, réchappé d Dieu sait quel naufrage, racle les cerdes d’un mafgre violon. Un jour viendra o cette longue rue fleurira d’un| bout A l’autre. Quel pitto- d’un tonneau de whisky, ‘d’un chien jaune, d’une femme peau-rouge et de sa mére, et du cousin de celle-cipor~ teur d’avirons. Il me fait penser au Brise-Tout des legendes de mon enfance, grand abatteur de bois et enfonceur. de _ portes ou-— vertes, autrement dit une sorte de Rouletabosse 4a la langue bien pendue et au gosier en pente. La légende ne prétend-elle pas que Jack Deighton grimpa d’emblée sur son tonneau et fit un beau discours aux durs A cuire en leur promettant - monts et merveilles s’ils Vaidaient A édifier son ‘Saloon’ ® Ensuite de quoi le baril fut mis A sec; et bientOt, comme par magie, s’éleva au coin des futures Carrall et Water Streets une hostelleries avec voitures devant les portes et brou- hahas et tous les diables 4 l’intérieur. La communauté alentour s’appela Gastown. Mais, en 1870, les résidents se ravi- sérent. Victoria se targuait du nom d’une reine. New Westminster, habitée par de belles Anglaises 4 blanches ombrelles, brandissait le nom rénove d’une abbaye de la vieille Angleterre. I fallait trouver quelque chose de digne. C’est pourquoi les | habitants de Gastown re- baptisérent leur bourgade Granville, d’aprés unsecré- taire colonial de bonne no- blesse. Survint le géant du Canadien- Pacifique, Sir William Van Horne. ‘Ceten- droit-ci, dit-il 4 un de ses compéres, terminus des trains de l’Est et porte de 1’Orient, mérite une appella- tion appropriee 4 sa future grandeur. -Ce sera Van- couver. Et il pensait que le nom prestigieux du.capitaine qui avait jeté l’ancre dans les parages situerait mieux la ville. Dés lors, on appela le bourg Vancouver; et on réserva Granville pour la voie Nord-Sud que nous con- naissons. g Dommage! J’eusse aimé le nom de Granville pour dé- signer aujourd’hui Gastown. Granville! Cela sonne clair et frangais. Mais il a fallu repécher dans les archives le nom de Gastown. .Ne faisons pas la petite bouche. Ce terme augure de pro- fitables destinées. Gastown!. Cela sonne comme le canon de] ta" victoire. “@ue= ce quartier offre, 4 Il’heure actuelle, une écorce encore rugueuse, nul ne le contes- tera. Tant mieux. Cela donne du piment 4 la vie. D’ail- leurs, autour de sa figure- interlope flotte un climat mystérieux, indéfinissable, non sans charme, et dQ peut- étre au voisinage du port. D’ici, on n’apercoit ni ba- ‘de vieil or. resque déja dans le village aux antiques! On pousse une porte geignante. On erre entre des logettes de carton- pate. On y voit des messieurs distingués et de respectables douairiéres se pencher sur quelque porcelaine victo- rienne ou quelque vieux por- trait enfumé dans son cadre -. Que sera Gastown dans dix ans‘ Une promenade pa- voisee de couleur le jour et de lumiére la nuit, des restaurants, des galeries d’art, des librairies, des terrasses 4 parasols. Ce n’est qu’un réve! Mais Van- couver la métropole n’était d’abord qu’une étincelle dans les yeux clairs de William Van Horne. Et comme un songe prend déja les teintes de la réalité par la plume,} il suffit de quelques hommes} d’action pour l’inscrire de fagon durable dans la pierre et dans les moeurs. Cinema. "MON ONCLE ANTOINE” Réalisation: Claude Jutra; scénario: Clé- ment Perron, adapté par Claude Jutra et Clément Perron; images: Michel Brault; son: Claude Hazanavicius; montage: Clau- de Jutra et Claire Boyer; musique: Jean Cousineau; violoneux: Ti-Jean Carignan; accordéoniste: Philippe Bruneau; décors et pe a Denis Boucher, Lawrence O’- en. ; Interprétation: Jacques Gagnon (Benoit), Lyne Champagne (Carmen) Jean Duceppe (U’oncle Antoine), Olivette Thibault (ja tan- te), Claude Jutra (Fernand), Lionel Ville- neuve (J0s Poulin), Hélene Loiselle (Mada- me: Poulin). Pendant que dehors, la. neige tombait a —perte de vue, la caméra indiscréte de Mi- chel Brault se faufilait dans les recoins les plus sombres et les plus lumineux du vieux magasin général de Black Lake. Avec hu- mour, indiscipline. Cette caméra fait des merveilles. Au ras du sol, rarement en plongée, pro- che, trés proche des visages: celui de Be- noit, dont elle capte le sourire au coin des yeux, le silence, l’inquiétude,-la peur; elle apprend les mémes réalités. Aussi naive- ment. En moins. de deux heures, elle aura fait le tour d’un village, connu les mariages, les décés, le corset neuf de la femme du notai- re, la sortie de la mine, le ‘paysage de ccrassiers, la joie A peine simulée de la veille de Noél. Et les premiers émois de deux enfants: Benoit, Carmen. Les vieux émois de Madame Antoine et de Fernand le commis. Elle meuble le silence. C’est une caméra qui fait du cinéma. L’Oncle Antoine (Jean D ) et Benoit (Jacques Gagnon) Elle aurait presque camoufflé, si lon: s'é- tait laissé séduire tout a fait, l’anachronis- chel Brault aura cristalisé une image du Québec, ot se sentent, en filigrane, les signes de fer de deux pouvoirs en étroite collusion. C’était avant la gréve d’Asbestos. Elle aura raconté une histoire qui nous’ ressemble, qui nous fait mal, nous ravit,. mais ne nous étonpe nas. Nous d'ici. VUI, LE SOLEIL, 21 JANVIER 1972