i tt LA QUESTION LINGUISTIQUE DifferentS éditeurs se sont penchés recemment sur la question linguistique. Deux des plus récents ouvrages publiés au Quebec sur ce theme plaident la cau- se d'un ‘‘francais québécois”. Dans un cas, ce sont les Editions de l’Homme qui propagent les propos de Giuseppe Turi sur “une culture appelée québécoi- se’; dans un autre, c’est la maison HMH qui reprend le bouquin publié en 1969 par Henri Bélanger, Place a l’hom- me, qui se présente ouvertement comme un “eloge du frangais québécols’’. Pour poser le probleme linguistique, Giuseppe Turi choisit la voie laborieu- se qui passe par des notions aussi mou- vantes et complexes que la nation, la culture, Vhistoire, l’elite, le peuple. Sil parvient a accréditer quand méme sa conviction, c’est avec tant de rac- cords délicats et incertains qu’on hésite malgré tout a |’ endosser. Pour Turi, la culture suppose une élite et un peuple, c’est-a-dire, pour emprunter les équivalences de |’auteur, un corps et une ame, une nature et une histoire. Ceci suffit a nous lancer dans les concepts aux arétes mal deéfi- nies, dans les applications encore plus aléatoires. Plusieurs voudront que |’é- lite soit plus ‘‘nature’’ que le peuple, tandis que d’autres opineront en sens in- ~ verse. D’autres distingueront savam- ment entre peuple et nation, tantot pour englober |’un dans l'autre, tantot pour fusionner les deux acceptions, tantot pour opposer radicalement les deux vocables. A partir de définitions que Turi nous abandonne sans trop les cerner, on pas- se a des jugements de valeur qui se ressentent de l’incertitude des prémis- ses. Au Québec, déclare Turi, nous n’avons pas eu d’élite, pas eu d’ennemis, pas eu de véritables idéaux. En com- pensation de toutes ces lacunes, le peu- ple québécois s'est révélé capable d’é- tre a lui-méme son élite. C’est gentil, charmant, stimulant, mais trop peu ri- goureux. ‘ Fragile sur le plan de l’analyse abs- traite, Turi se rachete amplement sur le terrain plus solide des observations con- crétes et des mesures pratiques. La francophonie lui dit peu de chose. Fran- cophones les pays africains colonisés par la France?. C’est a voir. S’il suffit d’avoir le francais comme langue secon- de pour s’intégrer a la francophonie, faisons place a la reine d’Angleterre qui parle, elle aussi, un francais tres dé- cent! Ce qui importe, pour acceélérer Phistoire québécoise sur le plan linguis- tique et culturel, c’est, déclare Turi, de proclamer le ‘“‘québécois” comme lan- gue nationale. Des lors, les querelles ‘cessent. Nous ne prétendons plus utili- ser un francais aussi pur que celui des _ _Parisiens, nous nous en tenons tout bon- nement a notre seule et unique “‘langue nationale”, le québécois. Le québecois ne supporte pas plus de comparaison avec le francais que le japonais n’en ac- cepte avec l’allemand ou J’italien avec le latin. Il existe, il constitue une langue néo-francaise, il nous exprime et nous sert. : Le “‘joual’’? Giuseppe Turi le consi- dére comme une nouvelle langue et il ne s’en gausse point. Certes, toutes les corruptions linguistiques ne doivent pas recevoir le méme accueil; le peuple -“détermine” les usages, mais lélite “formalise” les plus acceptables. On retrouve des lors le peuple et l’élite dans des rdles complémentaires, unis dans l’édification d'une langue nationale qui sera “‘la plus belle création culturel- le d'un peuple et d’une élite chantant a Tunisson.” A maints égards, seule, la conclusion de Turi importe. Les notions de depart demeurent équivoques, la structure em- boite assez mal les notions les unes avec les autres, mais on entend fort bien le message de l’auteur: soyons nous-mé- mes. et réconcilions toutes nos couches sociales non pas autour d’une langue qui ne sera jamais tout a fait a l’aise sous notre climat, mais autour d’une langue d’inspiration francaise et de dynamisme québécois. Le plaidoyer mérite d’étre entendu, meme si argumentation chancéle par- ois. ‘ Henri Bélanger procéede d’une tout au- tre maniére. Alors que Turi ne pouvait ni comprendre la réaction des Québécois devant les clubs privés de chasse et de péche, devant une partie de hockey, de- vant Malraux, Bélanger, lui, flaire aisé ment le réflexe quebécois. Il le flaire méme si bien qu’il se paie en toute sécu- rité la tete pourtant précieuse des puris- tes. De fait, Bélanger a choisi de se payer une pinte de bon sang. II se borne, sur le plan des justifications théoriques, a invoquer le tout-puissant saint Tho- mas; “Il n’y a rien dans !’intelligence ae ne soit d’abord passé par les sens’’. t il en déduit que celui qui n’a pas connu * la “poudrerie’’ ne peut pas en parler, qu'il ne peut concevoir la vie, la langue expression de la méme maniere que celui qui vit dans des réalités ambiantes totalement différentes. Bélanger enfourche donc volontiers le canadianisme et il caracole voluptueu- sement: “Les gens de lettres cependant n’ont jamais fait une bien belle facon a waguine. Ils aimaient mieux wagon, ou chariot, ou fourragere, ou voiture de factage, etc. enfin n’importe quoi, mais pas waguine. Pourtant waguine n’était pas si mal. Les Francais avaient bien adopté ouatere, et maintenant on dit qu'il sont bien disposés pour week-end. C’est dire que waguine aurait fort bien pu pas- ser. Mais les puristes étaient la 4 watcher’ Faisons la part du persiflage. Peut- étre Henri Bélanger veut-il, vraiment, faire sauter les écluses et laisser dé ferler librement les canadianismes de tout acabit, mais j’en doute. Je le soup- conne plutot de vouloir nous ramener a - la santé, qu’il cherche un mot d’ordre dans le style du “cessez d’avoir peur et croyez au québécois’’! Si tel est l’objectif de Bélanger, qu’il soit heureux: sa mission est accomplie. En effet, on pourrait, chacun pour soi, tiquer sur un mot, rejeter une expres- sion, considérer que l’auteur exageére >t “charrie” allégrement, mais 1a n’est pas l' important: quand ii s’agit d’irriguer un champ, on ne recourt nécessai- rement a |’eau distillée. “Pendant que les puristes papotaient et que les esthe- tes fafinaient conclut Bélanger, le ae tranquillement créait. En-dépit des dé- fenses, il a senti qu’il pouvait. Il était un acteur dans la grande aventure des Se migrateurs. Il avait pris racine au Nouveau-Monde. Il a pris des coups durs, mais il a totfé, et il a-mis en bran- le une pas pire épopée. C’est un tour de force peu banal, accompli 3 travers le temps, malgré la grammaire, les dic- tionnaires, les Anglais, les Francais, les linguistes et les ministres’’. Bélanger est-il allé trop loin. Oui, puisqu’il croit a ce qu’il dit. A doser savamment les subtiles nuances de I’ac- ceptable canadianisme et du néologisme condamnable, il se serait conduit comme un acadeémicien et tous lui auraient si- gnalé qu'une seule académie suffit am- poner: a éloigner une langue comme e francais de nos réalités québécoises. Bélanger s'est conduit comme un Québé- cois sain et tumultueux, sain et trop tumultueux. Pour nous faire perce- voir l'immobilisme désespérément aca- demique, il a recouru a la thérapie “par le choc’’ et il nous a jeté au visage un francais trépidant, adolescent, imprévi- sible. Qu’on ne le suive pas jusqu’au bout de toutes ses audaces et de toutes ses outrances, il ne s’en étonnera pas, a condition toutefois que nous gardions le out d'un francais vivant, mobile, pro- ondément enraciné a notre contexte. De fait, quand on y songe, les littéra- teurs américains ont cessé depuis belle lurette de rougir devant l'idée dune . “langue ameéricaine’. Leurs volumes, une fois traduits en francais, portent fierement la mention ‘‘traduits de lamericain’”’ et l'anglais en prend pour son rhume. Pas question pour eux — ou pour nous — de balkaniser éternellement une langue qui répond a des besoins - communs. I] s'agit simplement, pour eux comme pour nous, de tenir davantage a da fidelité au réel qu’a une langue abs- raite. Si le francais suffit a I‘appré bension’’ de nos réalités et a leur inter- . statin, que bénie soit la francophonie! “3, SP revanche, le québécois seul par- “out a saisir et 4 véhiculer le senti- inent dici, le réel d'ici, la compréhen- sion et la création d'ici, que regne le quebecois! — Au plaidoyer que nous livrent ces deux auteurs, il convient de relier le volume que Jean Lévesque publiait récemment aux Editions de I'Homme. Lévesque li- vre 1a, en effet, une conception de notre société qui nuance et parfois contredit la these de MM. Turi et Bélanger. “Un uple, oui. Une peuplade, jamais!” af- _ firme Jean Lévesque, en soulignant que “le General n’était pas si béte que la_ propagande le disait, lorsqu'il prechait que chaque nation doit au plus vite se batir de solides épines dorsales, pour les mauvais jours des Super-Grands”’. Et c’est la, comme chez Turi-et Bélanger, - un pubceyer en faveur d’un Québec adul- te, fier. indestructible. - Pourtant, sur le plan ped pa pe ean Lévesque ne ressent pas les choses de la meme maniére que Turi et Bélanger. Face a la phrase polémique du Grand e Théatre de Quebec, Jean Levesque er arrive a donner sa propre conception dt jargon pe sae que parient les Québé - cois: “fl y a une petite partie de la po- pulation québécoise pour laquelle, par exemple, le ‘‘joual’’ est non seulement l'argot d’aujourd’hui, mais |'expressior idéale du Québécois authentique d’aujow dhui et de demain. Cette forme d’ex- pression consiste en un vocabulaire plu- tOt grossier, pris 4 méme des sources francaise et anglaise mélangées, voca- bulaire n'excédant pas les 200 ou les 30€ mots, le tout a demi prononcé, et syn- cope’. La description fera sans doute bondir Turi et encore plus Bélanger; elle doit surtout révéler !'importance que pS chez Lévesque un francais de qua- ite. Lévesque ne se limite pourtant pas, dans son ouvrage, aux questions lin- guistiques. Il aborde, au contraire, a coups d’Antipropos’’, une multitude de sujets tous reliés cependant a la vie pee A entendre ce qui se débite e sottises a la place de l’ancienne émission radiophonique de Jean Léves- que, on regrette déja ses textes et son sens de la nuance. A lire les “anti- propos”, on pousse le regret plus loin encore. Lévesque écrit élégamment, avec un sens ‘aigii du ‘‘lead’’ radiophonique, avec une densite suttisante pour main- tenir l’attention de l’auditeur. Le mé tier lui a appris a ne pas prétendre vider une question par jour: il souli- gne un aspect, un seul, et sait remet- tre a plus tard la suite de la conver- A vrai dire, jaurais préféré que le bouquin de Jean Levesque ne compren- ne que des ‘‘antipropos’’, que ces courts éditoriaux radiophoniques. Le volume comprend (malheureusement?) quelques conférences qui se veulent des synthe- ses, mais qui changent totalement le ton de l’ouvrage. Quand on tient un audi- toire sous le coup d’un exposé d’une demi-heure, on ne lui parle pas sur Je ’ meme ton que si on vole a un public pressé deux minutes par jour. Aux au- diteurs de la radio, on parle sur le ton de l'amitié, on développe lentement un systeme de références, on batit avec lui un monde commun qui sera plus ou moins respectable selon que l’animateur est lui-meme plus ou moins équilibre, cultivé et tolérant. Face a un auditoire homogeéne et prét a avaler une these, - on schématise, on démontre, on écha- - faude. A cet égard, le livre de Jean Lévesque participe de deux genres lit- téraires fort différents et le mariage des deux surprend. Conférences ou antipropos, tout, dans ce livre raffiné, batit un Québécois plus conscient de son potentiel et = apte a l’assumer. Sur ce terrain, Jean Lévesque rejoint MM. Turi et Bélanger. Sur des registres différents, les trois plaident une méme cause. Turi, a par- tir de préalables confus, réussit une conclusion stimulante. Bélanger, a force de vitalité, donne droit de cité au qué bécois. Levesque, lui, par-dela le de- ferlement du canadianisme, defend d’avance les droits du raffinement. LE SOLEIL, 21 AVRIL 1972, Xi