jours ont passé, heureux et tranquilles, a part quelques petits incidents sans importance. A vrai dire, j’ai eu un moment la sensation que, d’une certaine manieére, j’allais avoir 4 payer un prix pour ce nouveau bon- heur. Tantot en faisant les poussiéres, d’autres fois en déplacgant les meubles, dans ma maladresse, j’ai brisé l'un aprés l'autre les différents objets appartenant a mon passé. Le dernier, quand je l’ai perdu a son tour, j'ai eu du chagrin. C’était un ensemble en cristal du Val Saint- Lambert. Une mince carafe, élancée et merveilleusement taillée, s’as- sortissait 4 quelques coupes du méme style et de la méme teinte. Pié- ces assez anciennes, elles devaient avoir quelque valeur. Plus certai- nement, celle d’avoir été, dans la famille, la piece maitresse des gran- des occasions. De mémoire d’enfant, elle s'associait aux liqueurs dou- ces bues avec plaisir par mes parents a tous les anniversaires. Sur un plateau d’argent, j’avais disposé le service sur une petite console. Celle-ci n’avait plus changé de place depuis mon installation. Un court instant, j’ai pu voir la tablette pencher légérement, assez pour faire glisser l'ensemble et le faire tomber sur le parquet. Toutes les pié- ces de cristal étaient brisées, définitivement perdues. L’incident m’avait paru assez curieux, car, semble-t-il, rien d’autre de tout le logis n’avait bougé et ce meuble ancien paraissait parfaitement stable. Cette nuit-la, la premiére fois depuis longtemps, j’ai révé de ma mére. Une chose paraissait claire a présent : un certain passé était aboli. Dans cette sorte de nouvelle relation sentimentale, il n'y avait plus que la villa et moi. Une maison a laquelle je m’étais donnée entiérement et de la- quelle j’attendais tout a présent. Un pacte tacite oti I'échange aurait été total. Aprés avoir tout immolé aux esprits de cette demeure, pendant prés de neuf mois, j'ai connu un bonheur a part entiére dans une at- mosphére enchanteresse ou les quelques sacrifices imposés n’en étaient pas pour moi. Je ne sortais pas, sauf pour chercher de la nour- riture et alors, seulement, je m’accordais une longue promenade dans le cimetiére. Le reste du temps, je lisais, j’'admirais mon jardin qui, sans aucun soin de ma part, semblait embellir chaque jour. Méme la toiture de la villa, auparavant un peu délabrée et paraissant devoir étre répa- ree en certains endroits, avait retrouvé un aspect de fraicheur inexpli- cable. Tout entiére a jouir de mon bonheur, je ne pouvais m’empécher, ce- pendant, de ressentir en moi le travail presque imperceptible d’une pro- fonde métamorphose. Je I’attribuais volontiers a un certain laisser-aller engendré par l’enchantement de ces instants. Avec un certain pince- ment au coeur, j'ai été surprise de constater combien cet abandon total au bonheur pouvait résulter en l’apparition de quelques cheveux blancs, de quelques rides ; elles ne pouvaient étre que d’expression | 24