*F Sean. 10 Libre-echange avec les Etats-Unis? L'eternelle ambivalence John Richards Simon Fraser University On peut définir un peuple par les questions qu'il se pose. Jusqu’a quel point devrions-nous intégrer notre économie avec celle des Etats-Unis? C’est lune des questions que se pose chaque génération de canadiens de- puis presque 150 ans. Le moins qu’on puisse dire, nos réponses n’ont pas été cohérentes. D’un cété, nous avons toujours voulu profiter de l’effet po- sitif — en puissance — sur la produc- tivité de notre économie que fournit laccés assuré a une €conomie dix fois plus grande que la nétre. De l’autre, nous avons toujours craint l’inégalité politique entre nos deux pays qui pourrait — en puissance — mener soit a lexploitation économique, soit a Passimilation politique. Un peu d’histoire En 1849, une bonne partie de 1 élite anglophone de Montréal, décue par Pévolution politique du pays, signait un manifeste qui proposait l’annexion du Canada par les Etats-Unis. Cing ans plus tard, en 1854, Londres négociait un traité de “réciprocité” avec Wash- ington, lequel instituait le libre- échange entre le Canada et les Etats- Unis pour les matiéres premiéres. Jusqu’a ce que les Américains mettent fin au traité en 1866, l'économie cana- dienne a prospéré. Le retrait améri- cain est un des facteurs qui ont tourné les Canadiens vers l’option de libre-€échange entre les colonies, c’est- a-dire la confédération. La Confédéra- tion inaugurait une période de na- tionalisme et de méfiance a l’égard des Etats-Unis. Sous le régne de John A. Macdonald Ottawa s’est donné pour mission la création d’une écono- mie industrielle indépendante des Etats-Unis. Dans ce but, il a subven- tionné massivement la construction d’un chemin de fer “‘all Canadian’, et érigé un systéme de tarifs douaniers élevés contre les produits manufactu- riers américains. La génération suivante a connu la prospérité du “wheat boom” d’avant la premiere guerre mondiale. Certains canadiens — surtout les fermiers des Prairies qui voyaient leurs voisins am¢ricains acheter la machinerie agri- cole pour moins cher — militerent alors pour le libre-€change. Wilfrid Laurier répondit a leur demande et, au début de 1911, réussit 4 négocier un nouveau traité de réciprocité avec Washington. A premiére vue il obte- nait le “meilleur des mondes possi- bles”’: libre-échange pour les matiéres premieres que nous exportions aux E.-U. et pour la machinerie agricole que voulaient importer les fermiers, et préservation des tarifs douaniers qui protégaient nos industries secon- daires. Au début, Robert Borden, chef des Conservateur, ne prenait pas posi- tion. Mais notre ambivalence tradi- tionnelle allait vite se manifester avec la création d’une coalition bizarre, qui poussa Borden 4a déclarer: “no truck or trade with the Yankees’. Aprés des mois de débats virulents, Laurier dé- cida de déclencher des élections générales pour régler la question. Au Québec et en Ontario, les industriels avaient peur que ce traité ne repré- sente le début d’un processus qui meénerait a lélimination progressive de la protection dont ils bénéficiaient contre la concurrence étrangére. A Toronto, un groupe d’hommes di’af- faires, anciens libéraux, forma un comité pour s’opposer au traité. Laurier remporta la majorité des cir- conscriptions dans les Prairies, au Qu- ébec et dans les provinces atlantiques; il perdit l’Ontario, la Colombie Britan- nique et finalement I’élection. Bor- den devint premier ministre. Le traité était mort-né. La crise des années trente a généré une demande pour le protection- nisme a travers le monde, et le com- merce entre le Canada et les E.-U. ne fut pas épargné. Le début de cette décennie a marqué la marée haute du protectionnisme entre nos deux pays. Depuis, le niveau baisse grace au GATT (General Agreement on Trade and Tariffs) et aux accords bilatéraux tels que l’Auto Pact (traité qui a in- stitué le libre-échange dans le secteur automobile). En 1987, toutes les ré- ductions prévues par le “Tokyo Round” du GATT seront en vigueur. La moyenne des tarifs canadiens sera en dessous de 10% et la majorité des importations pourra entrer sans tarif douanier. Le débat contemporain Une question se pose: si le Canada et les Etats-Unis évoluent vers le libre- échange depuis des années, pourquoi les politiciens en font-ils un tel drame ence moment? On pourrait expliquer ce phénoméne — mais superficielle- ment — par la conjonction de deux événements: la recommandation en faveur du libre-échange du Rapport de la Commission royale dirigée par Donald Macdonald, et l’élection d’un gouvernement conservateur dont le chef, Brian Mulroney, est pro- américain, Il y a, quand méme, des explica- tions plus profondes. Au Canada, les années soixante-dix se sont déroulées sous le signe du nationalisme. Sous les Libéraux, Ottawa a restreint |’inves- tissement étranger, essayé de “cana- dianiser” l’industrie pétroliére, et poursuivi la “troisiéme option” pour le commerce extérieur, dans le but de diversifier et de réduire notre dépen- dance a lendroit du marché améri- cain. Mais une bonne partie de I’élite canadienne a été dégue par les fruits de cette politique nationaliste. La pro- ductivité dans l’industrie ——- surtout dans le secteur public — a stagné pen- dant les années soixante-dix; le na- tionalisme ne nous a nullement proté- gés contre les effets de la dépression de 1982-84, la pire dépression économique depuis 1929, et la diver- sification du commerce extérieur ne s’est pas concrétisée. Au contraire, notre dépendance sur le marché américain s’est accrue, et maintenant les E.U. fournissent les trois-quarts de nos importations et achétent les trois- quarts de nos exportations. Les liens avec la CEE (le marché commun de l'Europe) sont restés formels et peu importants. Peut-étre, ont conclu de nombreux Canadiens, faut-il résoudre nos pro- blémes par une plus grande accepta- tion de la “discipline du marché”. Peut-étre aussi souffrons-nous d’un marché domestique trop petit, qui ne nous permet pas suffisament de béné- ficier des avantages de la spécialisa- tion et des économies d’échelles. L“Auto Pact” est exemplaire 4 cet égard: ses effets ont été incontestable- ment positifs et ont donné tort aux Cassandres qui, a la suite de la négo- ciation du traité il y a vingt ans, prédis- aient une mort lente du secteur auto- mobile au Canada. (Ces nationalistes pessimistes soupgonnaient les syndi-