Le Moustique! ... Pacifique Volume6 - 10eédition ISSN 1704 - 9970 Octobre 2003 Une nouvelle insite Le pain du pére. Genuist - Mon papa, il fait du pain, se vante Jeannot. - Moi, le mien, il sait faire des toasts, réplique aussit6t Pierrot sur la défensive. Mais Victor, son pére, aimerait s'élever au-dessus du niveau du pain grillé et suivre I'exemple de son ami Hector qui, lui, fabrique de belles miches dont il exalte les vertus nourriciéres. || utilise une farine fraichement moulue par ses soins; il obtient le blé chez un fermier d'un village voisin. Toujours épris de nouveautés, impressionné, Victor se sent prét € embarquer dans cette entreprise. Aprés lui avoir expliqué en détails le processus de fabrication, Hector lui confie une petite part de son levain qui a le don de rester perpétuellement vivant; il suffit de le garder au frais et il se reconstitue de lui-méme. Victor le dépose avec respect dans un pot de grés qu'il serre au fond du frigidaire. Au supermarché, il achéte de la farine de blé complet, ainsi ce sera plus nutritif. Ce dimanche matin de printemps, sanglé d'un tablier blanc, les manches retroussées, il se met au travail. II suit scrupuleusement la recette de son ami. Il pétrit, pétrit avec ferveur, trouvant méme que c'est un excellent exercice. Bient6t, une odeur agréable se répand dans Ia cuisine. Maryse, Pierrot et Yvette attendent, impatients de se reégaler. Enfin la minuterie sonne. L'apprenti boulanger émerge de derriére son journal, vient a pas lents contempler son oeuvre. II sort du four trois longs pains raplapla qui ont bien triste mine. Par respect pour le maitre de la maison, toute la semaine, la famille S'applique a mastiquer, a ingérer, a tenter de digérer la pate séche et coriace, sans se plaindre. Ce n'est que la premiére fois... Victor s'enquiert auprés de son ami pour savoir comment il réussit, lui, A produire un pain moelleux, délicieux. Ecoutant ses conseils, Victor se remet a la tache. Il essaye l'une aprés l'autre les différentes suggestions: plus d'eau, utiliser un peu de farine blanche pour alléger, laisser reposer, pétrir plus longtemps. Mais la pate s'obstine et refuse de lever; semaine aprés semaine, la famille est condamnée a absorber en silence un pain qui a la forme et la solidité d'une brique; seul Victor est capable de le scier en tranches minces. Les toasts sont extra durs au petit déjeuner, les sandwichs ultra secs a midi. Un matin, Maryse y laisse la moitié d'une de ses incisives. Elle est un peu génée d’avouer au dentiste qu'elle s'est cassé la dent sur le pain de son mari. Cela fait plus d'un an que Victor fabrique son pain, mais les résultats laissent toujours a désirer. Il décide de changer de tactique. Au lieu des trois pains hebdomadaires, il va préparer seulement une belle grosse miche comme celles qu'on pouvait acheter dans le temps chez le boulanger. || place son bloc de pate sur une plaque d'aluminium et le met a cuire. Au bout d'une heure, il extrait du four une masse monstrueuse et informe, plus dure que jamais. Maryse la regarde, désolée, mais elle ne peut s'empécher de sourire quand Pierrot déclare: - On dirait une crotte d'éléphant! Victor est froissé dans sa dignité de boulanger. Maryse, Pierrot et Yvette maintenant pleurent de rire. Victor voit rouge. Comment sa famille peut-elle se montrer si ingrate? Lui qui se saigne depuis des mois pour les nourrir d'un pain substantiel ! Pris d'un accés de colére subite ou de désespoir, il saisit 'enorme miche et la jette a travers la cuisine. Elle rebondit, va heurter le pied de la table qu'elle écomne. Vingt ans plus tard, Victor fait toujours son pain. Au cours des années, il s'est informé, il a compulsé des livres, étudié des recettes. Le pain s'est attendri, est devenu plus digeste et presque délectable. Aujourd'hui, Pierrot et Yvette sont venus demander la recette a leur peére. MONIQUE GENUIST 13