Le Moustique On a tué les mots pour étouffer une certaine parole. Connaitrions-nous une nouvelle forme d’oppression ? Verrait-on 1a la naissance d'un nouveau fanatisme, d’une nouvelle inquisition ? — Pour instant, ma fille, on n’'exécute encore que les mots, espérons qu’on n’aille pas plus loin. — Il ne faut pas en vouloir aux sociologues, ils traitent d’un sujet tres difficile, parfois méme extrémement délicat. — Oh! Je ne ressens pas de pitié pour eux. Je pense qu’ils ne savent pas ce quiils racontent. Il y a longtemps di'ailleurs que je ne lis plus leurs travaux. Avant, ils prénaient la supériorité de la race blanche, la splendeur de la civilisation occidentale. A présent, pour faire oublier leurs erreurs, — une maniére de réparer les pots cassés, sans doute — ils affirment que les Papous- sont plus intelligents que les Occidentaux. Ce nest pas mieux. C’est la ségrégation tous azimuts et a toutes les sauces ! D'ailleurs, qui pourra jamais définir lintelligence ? Et par rapport a quoi? Pour ma_ part, j'aimerais qu’on n’y parvienne pas trop vite. Je ne voudrais pas qu’on donne raison a ta mere. — Excuse-moi si je passe du coq a lane, mais je trouve que tu paraissais beaucoup plus fréquentable les premiers jours de cette balade. Tu étais tellement fatigué qu’on ne fentendait plus oarler. Maintenant, tu ne t’arrétes plus. Je suis certaine que si lours n'avait pas eu peur en te voyant, a la longue, tu serais tout de méme parvenu a le faire fuir. — Mais, qu’est-ce que jai dit de mal ? — Comme tu es Ia, tu sembles prét & vendre ton Ame pour une once de civilisation. Ce doit certainement étre une carence en chocolat ! — ll est vrai que je suis en manque. — Au retour a Victoria, on te mettra sous perfusion de cacao. — Si cela ne te géne pas, je préférerais le consommer par la voie habituelle. Volume5 - 9 Edition Pendant un moment, je laisse tomber le café. Je ne pense plus qu’a une bonne tasse de chocolat chaud, alors que, sans s’en rendre compte, on a passé le village de Clo- oose. C’aurait été sympa s’ils avaient eu, dans ce village, un petit endroit en mesure de m’en servir une tasse bien crémeuse. Dans une grande jatte ! Avec du pain aux raisins, bien beurré ! Un bon cramique de chez les ch'timis... Enfin, tant pis.. ! — Clo-oose est un mot nitinaht qui signifie «lieu de débarquement protégé », un des sites indiens parmi les plus anciens de la cote ouest. On ne peut pas y entrer. L’'accés en est interdit par de grands panneaux rouges. Les Ditidahts... — Attends ! Je suis un peu perdue. Ce sont des Nitinaths, des Ditidaths ou des « Nuu-chah-machins » ? — Je ne suis pas certain que tu veuilles vraiment savoir. — Si!... Sic’est pas trop compliqué. — C’est un peu embrouillé et, surtout, cest long. — Vas-y toujours, on n’a de toute maniére rien d’autre a faire. Le ciel est de plus en plus couvert. Le temps est a la grisaille. Je n’attends plus grand- chose de cette journée. Dieu sait, je pourrai peut-étre un jour replacer ce que tu. me _ diras dans une conversation ! — Alors, tant pis pour toi! Donc, les premiers explorateurs, qu’ils soient Espagnols ou Anglais et aucuns d’eux linguistes, ont tout de méme constaté qu'il y avait une grande uniformité de langage chez les Indiens de la céte du Pacifique. C’était le cas, au moins, entre le cap Flattery, au nord-ouest de !'Etat de Washington et la péninsule de Brooks, au nord-ouest de I'ile de Vancouver. Cela fait prés de quatre cents kilometres de long. ISSN 1496-8304 Septembre 2002 — On ne peut plus dire Indien, maintenant. On doit utiliser le mot aborigéne. — La, tu commences a m’échauffer les oreilles |! Ne m’interromps plus avec tes problémes d’éthique anthropologique. Sache que, a part sans doute les aborigénes des iles du Pacifique, il n’y a plus beaucoup de vrais autochtones de part le monde. Les Européens et d'autres nont pas arrété d'envahir l'Europe pendant prés de cing mille ans. A part les Tchétchénes et les Basques, il n'y reste plus de vrais aborigénes. Cela fait cing cents ans que les Bantous conquiérent Afrique centrale et du Sud. Les Khoisans et les Pygmées sont les rares autochtones qu’on y trouve encore. Ici méme, en Amérique, les Indiens ont pris, il y a douze mille ans, la place de gens dont on ne retrouve plus que de rares squelettes. Le monde semble étre une vaste piste de danse ou les valseurs n'arrétent pas de tournoyer. — Euh! Je crois qu'il me reste un tout petit bout de chocolat dans le fond d’une poche. Je pense que cela te fera plaisir. — Comment? Je croyais qu'il n'y en avait plus depuis longtemps. — Je gardais celui-ci pour les moments plus difficiles. C’est bien vrai que le chocolat est une chose miraculeuse. Le morceau n'est pas bien grand. J’en ai croqué un mince fragment et le reméde a fonctionné a mereille. Je me décontracte, le monde me parait meilleur et le ciel plus clair. Ma fille est absolument charmante. Je lui tends le morceau restant. Elle le refuse avec cet air a la fois sévére et compatissant de ceux dont la générosité est renforcée par la conscience aigué des priorités. Je mets donc le reste en bouche et me sens aussitét devenir le pére bienveillant que je n’ai jamais cessé d’étre. — Cette communauté de langue est reconnue par les aborigenes eux-mémes bien qu’il y ait des variations dialectales parfois importantes d’une tribu a l'autre. — Euh...! — Oui! Je sais. On ne peut plus dire tribus, mais nations. Bon ! On distingue, a présent, trois groupes linguistiques majeurs : le nuu-chah-nulth, au nord de Bamfield, langue que les Nootkas ou Nuu-chah-nulths du nord appellent Taat'aaqsapa ; le nitinaht parlé a la fois