La Paix

@ Le 11 décembre demier,
lendemain du jour ow lui fut
remis le Prix Nobel de la paix
pone 1971, le chancelier Willy

randt prononcait a |’ universi-
té d’Oslo une importante con-
férence intitulée “Politique de
paix dans notre temps’. Voici
quelques extraits de cette con.
férence.

Des courants puissants s‘op-
posent a lorganisation de la
paix. Nous avons vu dans quel-
que barbarie !homme peut re-
tomber. Aucune religion, aucu-
ne idéologie. aucun déploie-
ment grandiose de culture ne
peuvent exclure avec certitude
que des couches profondes de
lame humaine puisse surgir
la haine et entrainer les peu-
ples a leur perte. La paix, aus-
si bien que la liberté,.n’est pas
un état de choses donne: il
nous faut la faire, dans lac-
ceptation la plus vraie du ter-
me.

Pour cela, nous devons en sa-

. voir davantage sur Jorigine

des discordes. La aussi, de
grandes taches se posent a la
recherche en matiere de paix
et de conflit. J’entends par la:
a cété d'une politique raisonna-
ble, l'étude est, a notre épo-
que une alternative a la
violence qui est véritable-
ment valable.

Une force opposante est aus-
si l'égoisme _ sacro-saint,
le grand égoisme des grou-
pes. En pratique, nous la voy-
ons encore chaque jour en Eu-
rope. &! dans les jeunes Etats,
légoisme national _ effrené
se développe si rapidement qu'il
ne semble pas avoir de peine
a rattraper l'avance séculaire
des vieilles nations.

Des idéologies, leurs apotres
et leurs adeptes ne cessent de
passer outre aux normes ethi-
ques fondamentales de la vie
en commun parce qu ils veulent
rendre | humanité ‘‘meilleure’’,
sauvegarder la pureté de la
doctrine ou l’emporter sur d’au-
tres doctrines. Avec de tels
courants, il n'est pas possible
de faire une paix durable. La
politique de paix consiste a
leur faire comprendre que ni
les Etats ni les idéologies ne
sont un but en soi, mais qu'ils
doivent étre au service de
chaque individu et lui permet-
tre de réaliser judicieusement.

La recherche de_ labsolu
menace l'homme. Celui qui
croit posséder toute la verité,
qui veut avoir aujourd'hui et
ici méme le paradis tel qu'il
le concoit, risque de détruire
le fondement sur lequel un or-
dre de dignité humaine peut
s épanouir. Méme la tradition
de la démocratie européenne

comporte, a cote de son aspect ©

humanitaire, un trait doctrinai-
re qui conduit a la tyrannie; la
libération tourne alors a l’es-
clavage.

Les jeunes attendent souvent
de moi un Oui inébranlable, un
Non sans équivoque. Mais pour
moi, il est devenu impossible
de croire a une verite, seule
et unique. Aussi dis-je a mes
jeunes amis et aux autres qui
veulent lentendre: il existe
plusieurs vérités, pas seule-
lement une seule qui exclue
toutes les autres. Cest pour-
quoi je crois a la complexité
et, par consequent, au doute.
Il est productif. Il remet en
cause ce qui existe. Il peut
étre assez fort pour renver-
ser une iniquité qui s'est pé-
trifiée. Le doute a fait ses

par Willy BRANDT,
prix Nobel de la paix

~

reuves dans la Résistance.
1 est suffisamment endurant
pour résister aux deéfaites et
dégriser le vainqueur.

Nous savons aujourd'hui
combiep, homme est riche
et, en meme temps, limité
dans ses possipiiites. iNous ie
connaissons dans ses agres-
sions et dans sa fraternité.
Nous savons qu'il est 2 meme
dexploiter ses inventions
pour son bien, mais aussi pour
se détruire lui-meme. Disons
adieu a toutes les exigences
exagerees. Je crois a une pitié
active et, par conséquent, a la
. responsabilité des hommes et
a nécessité absolue de la
paix.

En tant que socialiste démo-
crate, je-vise, dans mes pen-
sées et mon travail, a trans-
former. Ce n'est pas l’homme
que je veux réformer, parce
que c’est le détruire que de
le contraindre dans un syste-
me; mais je crois qu'il est
possible de transformer les
‘ conditions humaines.

Dans ma vie, j’ai vu grandir
et disparaitre bien des illu-
sions. Beaucoup de désarroi,
.de dérobades et de simplifi-
cation. Ici, un manque de sens
des responsabilités, 1a une ab-
sence d'imagination. Mais j'ai
aussi appris ce que peuvent si-
gnifier la conviction, la fer-
meté et la solidarité. Je sais
a quel point la force morale
peut se déployer précisément
dans la détresse la plus pro-
fonde. Beaucoup de ce qu’on
croyait mort s'est averé vivant.

Alfred Nobel avait envisagé,
a Vorigine, de distribuer le
Prix de la Paix six fois seule-
ment, tous les cing ans; ensui-
te, il ne serait plus nécessai-
re: Cela a durée plus longtemps.
Autrement, je n’aurais pas eu
l'occasion de vous parler. au-

- jourd’hui. : -

Bertha von Suttner, qui recut
le Prix de la Paix en 1905,
avait surestimé I’écho positif
que rencontrerait son livre
“A bas les armes’’. Je suis
encore de ceux auxquels il a
fait une forte impression et je
ne renie pas non plus !’huma-
nisme naif de mes _ tres
jeunes années.

Mais je ne puis m/arréter
sans rappeler ceux qui, a cette
heure, vivent en guerre, et qui
souffrent, surtout dans _ le
subcontinent indien et au Viet-
nam, sans oublier les popula-
tions du Proche-Orient et des
autres foyers de crise. Je ne
me sens pas d’humeur a lan-
cer un appel bruyant. II est fa-
cile d’exiger des autres la
mesure, la sagesse et la modé-
ration. Mais cette priere me
vient du coeur: Puissent tous
ceux qui ont le pouvoir de fai-
re la guerre, posséder la sa-
gesse de maintenir la paix.

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IV, LE SOLEIL, 7 JANVIER 1972